“Tout est bon dans le cochon”, “manger comme un porc”, “être le dindon de la farce”, “être saucissonné”, “faire l’andouille”, ... : la viande est une habituée de nos expressions françaises, tout comme elle l’est dans nos assiettes. Cependant, la crise écologique et alimentaire actuelle remet en cause nos modèles d’élevages intensifs, et donc notre consommation de viande. Il a été prouvé qu’adopter un régime réduisant, voire abandonnant l’alimentation carnée permettrait de limiter les émissions de gaz à effet de serre, et donc d’éviter que notre monde se termine en eau de boudin. Cependant, bien que les alternatives végétariennes et vegan conseillent à la viande de numéroter ses abattis, cette dernière est une dure à cuire et reste difficile à déloger de nos assiettes.
La discipline imaginaires a pour objectif d’explorer les représentations culturelles, sociales, politiques ou encore religieuses du sujet de la viande dans nos assiettes, afin de saisir les racines, parfois très profondes, permettant d’expliquer les débats et les réactions entourant la crise alimentaire actuelle. Nos habitudes, nos traditions, notre culture forment un imaginaire dont il est difficile de se défaire, ce qui crée des controverses, et peut expliquer pourquoi la viande fait toujours un effet boeuf.
Quoi de mieux qu’une frise chronologique pour découvrir la façon dont la viande a été perçue à travers le temps ? Chaque période historique a vu évoluer la place de la viande dans nos assiettes, à cause de contextes et d'événements qui ont fait se transformer les mythes et imaginaires gravitant autour.
Aux débuts de l’Humanité, la viande était un repas de choix, rare et pour lequel il fallait parfois risquer sa vie. Les humains tuaient des animaux pour survivre et cette quête permanente de nourriture les incita à se déplacer et à faire preuve d’inventivité, en développant des outils, des pièges, … Le mammouth est vu comme un animal dangereux mais aussi providentiel. Il est à la fois source de viande avec laquelle se nourrir, mais aussi de graisse, pour se tenir chaud, de fourrure pour créer des habits et d’os, pour fabriquer des outils. L’ambivalence entre mort et vie dans la viande est très forte.Au moment de la sédentarisation des humains, on assiste à un basculement : de chasseurs-cueilleurs, les humains deviennent éleveurs et agriculteurs. L’humain se détache de la nature et se rend compte qu’il peut la contrôler. Il se distingue des autres animaux et facilite fortement l’approvisionnement en viande, en domestiquant du gibier.
Les premières civilisations apportent avec elles le développement de langues, de cultures et de traditions qui façonneront les représentations futures. En latin, la viande était désignée sous le terme vivanda, signifiant “ce qui sert à la vie”. C’est pendant l’Antiquité que la viande acquiert sa symbolique, notamment grâce aux mythologies et aux nouvelles religions qui se développent. Liée rapidement aux plaisirs de la chair, la nourriture carnée est souvent synonyme de fécondité, et est très appréciée dans les banquets romains et grecs. La viande est également importante pour célébrer les Dieux, au cours de sacrifices très codifiés. En Grèce Antique par exemple, les animaux sont égorgés puis brûlés avant d’être consommés par les humains. Les Dieux se nourrissaient de la fumée des animaux, ainsi que des cuisses et de la graisse qui leur étaient réservées, tandis que les humains mangeaient le reste.
Cependant, par son lien fort avec les plaisirs charnels, la viande est aussi mal perçue par certains, et s’en détacher serait comme un rapprochement avec les Dieux. Epicure par exemple, était végétarien, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Cette ambivalence dans les représentations de la viande explique sa mauvaise réputation dans certaines civilisations, notamment le cochon pour les hébreux et musulmans, vu comme sale et maléfique. En Inde, il est également très mal vu de manger de la viande, mais pour une raison opposée. Les principes du bouddhisme et de non-violence interdisent aux indiens de tuer des animaux, considérés comme les égaux des humains. La vache, notamment, gagne son caractère sacré en incarnant une mère universelle, symbole de fécondité et de chance.
Le Moyen-Âge en Europe installe la réputation et la symbolique de la viande pour les siècles à venir. Le cochon est l’animal le plus consommé, par sa facilité d’élevage. Cependant, la viande est un repas réservé aux personnes aisées, et les membres du Tiers-État se nourrissent principalement de céréales. Les animaux sont utilisés à d’autres fins que la viande, réservée aux banquets et autres événements particuliers. Par exemple, on se sert des vaches pour avoir du lait, des poules pour les oeufs et des boeufs pour les travaux dans les champs. Manger de la viande est donc très révélateur de son rang social. La viande devient un aliment de luxe, qui donnerait de la force, du courage et de l’intelligence.
Dans d’autres parties du monde cependant, la viande est bien moins appréciée. En Inde, le végétarisme s’enracine dans la culture, et ce sont les végétariens qui constituent la plus haute caste : les brahmanes. Ces représentants de la religion et de la loi ne mangent pas de viande comme signe de pureté spirituelle. Au Japon, le bouddhisme s’installe et incite ses habitants à adopter le principe de non-violence. En 675, l’empereur Tenmu promulgue les premières lois visant à interdire la consommation de viande dans le pays. Cette interdiction durera mille ans, et aura une forte influence sur la symbolique de la viande dans l’archipel nippon.
Les gibiers du Moyen-Âge sont remplacés sur les tables des nobles européens par des viandes comme le boeuf ou le cochon. La viande commence à se démocratiser et sa consommation est de plus en plus courante. Le boucher devient un commerçant incontournable dans toute l’Europe. Les élevages se déploient, et il est rare que les paysans ne disposent pas de leurs propres cochons, qu’ils peuvent manger en cas de famine ou de pénurie. L’alimentation carnée est vue comme source d’énergie et de force.
Dans les autres pays, la colonisation européenne apporte avec elle ses habitudes alimentaires et sa culture. En Inde, les colons britanniques popularisent la consommation de viande, même si la majorité de la population reste attachée aux traditions du végétarisme. La viande devient le repas des puissants, et son aspect sanguin s’oppose au pacifisme de la civilisation hindoue végétarienne. Au Japon, après plus d’un millénaire d'interdiction, manger de la viande redevient légal en 1868. Cependant, sa consommation reste très taboue dans la société, et l’alimentation demeure concentrée sur les produits de la mer. La viande est vue comme impure et il est très mal vu d’en consommer.
Après les pénuries des guerres en Europe, la viande se consomme en abondance, pour fêter le retour à la paix. Les révolutions industrielles ont mécanisé le processus d’abattage, qui se faisait manuellement auparavant, et, en séparant la mort de l’acte de manger de la viande, ont fortement démocratisé sa consommation. Les humains prennent de plus en plus de distance avec l’animal qu’ils consomment et déculpabilisent de l’acte de le tuer. Les supermarchés veillent à présenter la viande telle qu’elle soit méconnaissable, afin qu’elle attire le plus l’oeil du consommateur. Les jambons sont artificiellement rosés, le sang se fait oublier. La viande est synonyme de puissance, de force, d’énergie, et devient consommation courante, voire indispensable.
Par la mondialisation et les échanges commerciaux, les spécialités culinaires s’échangent et la consommation de viande s’impose. Aujourd’hui, seule une minorité des habitants de l’Inde est végétarienne. Au Japon, le contexte de détresse post-guerres mondiales et catastrophes naturelles ont incité ses habitants à accepter les aides alimentaires d’autres pays, notamment de la viande en conserve, ce qui a fait lentement disparaître le tabou autour de sa consommation.
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